RÉSUMÉ
Le débat en cours en Pologne concernant la souveraineté de ce pays et son appartenance à l’Union européenne trouve ses racines en partie dans la période de transformation qui a suivi la chute du communisme en 1989, en s’inspirant du rôle important que la notion de souveraineté constitutionnelle y a joué. La notion d’identité constitutionnelle n’a toutefois fait son apparition qu’avec l’adhésion de la Pologne à l’UE en 2004. Dans ce cadre, on remarque une différence significative entre la première période de la jurisprudence constitutionnelle polonaise concernant l’appartenance à l’UE et la jurisprudence récente, marquée par un conflit supposé au niveau des ordres constitutionnels. Cette dernière approche ne convainc pas mais ne pourra être remise en question qu’après le rétablissement de la normalité dans les institutions juridictionnelles polonaises.
Mots clés: Identité constitutionnelle; primauté; État de droit; indépendance de la justice; souveraineté.
RESUMEN
El debate en curso en Polonia sobre la soberanía de ese país y su membresía en la Unión Europea tiene en parte sus raíces en el período de transformación que siguió a la caída del comunismo en 1989, inspirándose en el importante papel que desempeñó la noción de soberanía constitucional. Sin embargo, la noción de identidad constitucional solo surgió con la adhesión de Polonia a la UE en 2004. En este contexto, hay una diferencia significativa entre el primer período de la jurisprudencia constitucional polaca relativa a la pertenencia a la UE y la jurisprudencia reciente, marcada por un conflicto a nivel de órdenes constitucionales. Este último enfoque no es convincente, pero solo puede cuestionarse después del restablecimiento de la normalidad en las instituciones judiciales polacas.
Palabras clave: Identidad constitucional; primacía; Estado de derecho; independencia del poder judicial; soberanía.
ABSTRACT
The ongoing debate in Poland regarding that country’s sovereignty and its membership of the European Union has its roots in part in the period of transformation that followed the fall of communism in 1989, drawing inspiration from the important role that the notion of constitutional sovereignty played into it. However, the notion of constitutional identity only emerged with Poland’s accession to the EU in 2004. In this context, there is a significant difference between the first period of Polish constitutional case law concerning the membership of the EU and recent case law, marked by a supposed conflict at the level of constitutional orders. This last approach is not convincing but can only be questioned after the restoration of normality in the Polish judicial institutions.
Keywords: Constitutional identity; primacy; rule of law; judicial independence; sovereignty.
Il est difficile de définir l’identité constitutionnelle compte tenu de la situation actuelle en Pologne. Le paradoxe véritable se manifeste par l’existence de deux philosophies fondamentales de ce concept correspondant à deux «époques» constitutionnelles incomparables au regard tant de leur approche que de l’évaluation axiologique retenue par la Cour constitutionnelle dans sa jurisprudence: la première époque s’achève en 2016, tandis que la seconde commence à partir de 2017, c’est-à-dire à partir du moment où les juges soi-disant «doublés» ont rejoint la Cour constitutionnelle[2].
Dans ce contexte, il devient extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de présenter une vision cohérente et compréhensible du concept d’identité constitutionnelle. En effet, la continuité de la jurisprudence constitutionnelle en la matière a été rompue, dans la mesure où l’approche de la Cour constitutionnelle en ce qui concerne l’interprétation des grands principes et des valeurs fondamentales de la Constitution a radicalement changé. Dans cette présentation synthétique, j’essaierai de présenter quelques éléments essentiels de ces deux philosophies différentes.
Le débat sur le concept de l’identité constitutionnelle dans la doctrine constitutionnelle polonaise n’a pas commencé immédiatement après la chute du communisme en 1989 mais beaucoup plus tard, à savoir lors du débat sur l’adhésion à l’Union européenne. Il convient de relever que, à l’époque, la doctrine constitutionnelle, d’ailleurs reflétée par la jurisprudence, était unanime quant au fait qu’il existait des principes et des valeurs de rang supérieur exprimant l’essence de l’axiologie constitutionnelle et constituant par conséquent la source d’autres principes et valeurs. La pierre angulaire était le principe d’un «État démocratique de droit». Introduit dans le système constitutionnel par la réforme constitutionnelle de 1989, ce principe a constitué, avant l’adoption de la nouvelle constitution en 1997 (la première après l’effondrement du système communiste), la véritable source de la jurisprudence constitutionnelle pendant la première phase de transformation politique. Ce principe a notamment permis de combler, dans une certaine mesure, des lacunes évidentes qui existaient en matière de protection des droits fondamentaux dans le système constitutionnel hérité de l’époque communiste (p.ex. le renvoi direct au principe de l’État de droit ainsi que l’introduction, par la jurisprudence constitutionnelle, d’un véritable catalogue des droits fondamentaux créant des garanties réelles pour la protection de la dignité humaine, l’égalité de traitement, la protection juridictionnelle effective – y compris l’accès à une cour indépendante et impartiale – la protection de la vie privée et des droits acquis ainsi que de nombreuses autres valeurs, droits et principes). L’objectif de cette jurisprudence activiste était de déterminer les éléments composant le principe de l’État démocratique (en particulier ceux qui caractérisent son essence et sa nature) et non pas vraiment de déterminer l’identité constitutionnelle en tant que telle. Il convient de souligner à cet égard que la primauté de la constitution sur l’ensemble du système juridique faisait consensus, si bien qu’il n’est pas surprenant que le principe de la suprématie constitutionnelle a été inscrit directement à l’article 8 de la nouvelle constitution de 1997 en relation avec le principe de l’application directe des dispositions de la constitution.
Pendant la période de transformation de l’ensemble du système politique et juridique polonais, qui a commencé à partir de la chute du communisme, on ne peut ignorer l’impact exercé par les conditions historiques et sociales, lesquelles ont façonné l’attitude dominante d’un attachement à la souveraineté au sein de la société polonaise. Pour une Pologne – le «pays de la solidarité» – qui luttait pour la liberté et la démocratie en Europe centrale, les principes de «souveraineté constitutionnelle» et de primauté de la constitution ont exprimé symboliquement l’indépendance retrouvée. La primauté de la constitution sur l’ensemble du système juridique reflétait également une rupture définitive par rapport au rôle joué par la constitution et ses principes comme simple decorum du système juridique sans signification réelle au cours de la période historique précédente, à savoir la domination de l’État autoritaire. La déclaration de souveraineté constitutionnelle était donc une confirmation symbolique de la liberté retrouvée et de l’autodétermination. Ce symbolisme de la «souveraineté constitutionnelle» a influencé de manière prépondérante la conscience d’une grande partie de la société au cours de la période de transformation. Il convient cependant de ne pas ignorer que ce symbolisme perdure toujours aujourd’hui, comme en témoignent les manifestations au cours desquelles plusieurs milliers de personnes ont pris la défense de la constitution après 2016 pour contester les violations des règles constitutionnelles par la majorité politique au pouvoir ainsi que «les manœuvres juridico-politiques» visant à soumettre la Cour constitutionnelle au pouvoir politique (p.ex. par le refus de publier et d’exécuter ses jugements). Du point de vue sociologique et psychologique, les expériences découlant, d’une part, du passé et, d’autre part, de la période de transformation furent un phénomène unique dans les pays européens. Pour cette raison, il n’est pas exagéré de considérer que la juxtaposition des valeurs de la souveraineté constitutionnelle et de la liberté retrouvée est l’un des éléments cruciaux du débat en cours en Pologne, qui influence le niveau de sensibilité de l’opinion publique pour ce thème.
La discussion sur la question de savoir si la souveraineté (ou la primauté) constitutionnelle (souvent qualifiée comme identité constitutionnelle) peut être conciliée avec le système juridique multicentrique, qui se compose à la fois du droit de l’Union et du droit polonais, commence au moment où la Pologne s’apprêtait à intégrer l’UE. Cette question de la primauté de la constitution est devenue à la fois délicate et complexe pour une partie de la classe politique. Certaines réticences motivées, au sein des milieux eurosceptiques, par le risque «de la perte potentielle de souveraineté constitutionnelle» s’étaient déjà manifestées lors de l’association de la Pologne avec l’UE (c’est-à-dire la période précédant l’accession) en relation avec l’interprétation jurisprudentielle pro-européenne de la loi fondamentale.
L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 11 mai 2005 (K 18/04)[3] sur le traité d’adhésion est devenu un point de référence essentiel pour déterminer les relations entre, d’une part, la «souveraineté constitutionnelle» et, d’autre part, le principe de la primauté du droit de l’Union. Il convient de noter que la procédure visant à apprécier la constitutionnalité de ce traité a été engagée à l’initiative de députés qui remettaient en question la légalité de l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne, principalement en raison de son incompatibilité avec le principe de la suprématie de la constitution sur l’ensemble de l’ordre juridique polonais – principe par lequel s’exprime l’identité constitutionnelle.
Ce fameux arrêt du 11 mai 2005 sur l’adhésion à l’UE souligne clairement qu’aucune disposition du traité d’adhésion ne remet en cause le principe de la suprématie de la constitution énoncée à l’article 8, paragraphe 1er, de celle-ci, ce principe restant ainsi inviolable aussi bien avant qu’après l’adhésion de la Pologne à l’UE. La Cour constitutionnelle n’aurait pu en décider différemment pour des raisons formelles, compte tenu du caractère clair, précis et dénué d’ambiguïté du texte de la constitution qui fait que toute autre interprétation aurait dû être qualifiée de contra legem.
Cependant, le raisonnement de la Cour constitutionnelle visait essentiellement à établir et motiver la pleine compatibilité de l’axiologie constitutionnelle polonaise avec celle de l’UE. La Cour constitutionnelle a surtout mis en exergue les liens existant entre, d’une part, les principes et valeurs de la constitution clairement ancrés dans le chapitre I (à savoir les caractéristiques inaliénables du système juridique et politique, y compris le principe de l’État de droit mettant en œuvre les principes de justice sociale) et dans le chapitre II de la constitution (droits et libertés constituant la charte constitutionnelle des droits fondamentaux) et, d’autre part, les valeurs et les principes fondamentaux sous-tendant l’axiologie de l’Union européenne.
La Cour constitutionnelle constate:
L’axiologie commune aux systèmes juridiques de tous les États membres a pour conséquence que les droits fondamentaux garantis dans la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que ceux qui découlent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit communautaire en tant que principes généraux (article 6, paragraphe 2, TUE). Le droit communautaire n’est donc pas formé dans un espace européen abstrait et sans influence des États membres. Il n’est pas créé de façon arbitraire par les institutions européennes. En revanche, il est le résultat des actions communes des États membres. [….] Il convient d’ajouter que des valeurs analogiques, appartenant à l’héritage juridique commun des États européens, déterminent les objectifs et la ligne d’action des Communautés et de l’Union européenne.
Ensuite, la Cour constitutionnelle a précisé que l’adhésion à l’Union n’est pas, en principe, contraire à la suprématie de la constitution, mais détermine les conditions de sa mise en œuvre au regard de l’existence du principe de primauté du droit de l’Union. Parmi les éléments les plus importants de ce raisonnement, il convient de mentionner la réserve clairement faite quant à la non-transférabilité de certaines prérogatives souveraines constitutionnelles (c’est uniquement sur la base de la constitution elle-même qu’il peut être décidé quelles compétences souveraines peuvent être transférées par traité) ainsi que la mention des règles qui pourraient trouver à s’appliquer dans l’hypothèse d’un conflit entre les normes de la constitution (de rang supérieur) et les dispositions du droit de l’Union.
En premier lieu, la Cour constitutionnelle a clairement constaté:
Dans le système juridique polonais, un tel conflit ne pourrait, en aucun cas, être résolu par la reconnaissance de la primauté d’une norme du droit communautaire sur une norme constitutionnelle. Il ne saurait également amener à la perte de validité d’une norme constitutionnelle et son remplacement par une norme du droit communautaire, ni à une limitation de l’application de cette norme constitutionnelle aux seuls domaines qui ne relèvent pas du droit communautaire.
En deuxième lieu, la Cour constitutionnelle a esquissé trois solutions possibles pour résoudre un tel conflit potentiel:
Dans une telle hypothèse il appartiendrait au législateur polonais de prendre la décision de modifier la constitution ou de provoquer un changement du droit communautaire ou – à défaut – de sortir de l’Union européenne. Cette décision devrait être prise par le souverain, à savoir, la nation polonaise, ou par un organe du pouvoir étatique qui, conformément à la constitution, serait mandataire de la nation»
L’approche prévue en cas de conflit entre la constitution et le droit de l’Union n’implique, comme on peut l’observer, ni la nécessité ni la possibilité d’une décision conduisant unilatéralement au refus d’appliquer et de respecter le droit de l’Union, mais met l’accent sur l’obligation de rechercher avant tout une solution compatible avec le fonctionnement de la Pologne dans un système juridique commun (y compris par des amendements de la constitution), la décision de quitter l’Union ne pouvant être prise qu’en dernier lieu, en tant qu’«ultima ratio». Le scénario dans lequel la Pologne, en tant que membre de l’UE, fonctionnerait dans le système européen sans respecter le droit de l’Union, n’a jamais été pris en compte dans cet arrêt de la Cour constitutionnelle. En présentant ces trois hypothèses, cette dernière a tenté de concilier la suprématie de la constitution avec le principe de primauté du droit de l’Union.
Comme l’a dit la Cour constitutionnelle dans cet arrêt:
[…]. la nation elle-même a consenti à la possibilité de lier la République polonaise par le droit promulgué par une organisation internationale ou un organe international, à savoir par un droit autre que le droit des traités. Cela a lieu dans les limites prévues dans les accords internationaux ratifiés. D’ailleurs, par ce référendum, la nation a exprimé son accord pour qu’un tel droit soit valide directement sur le territoire polonais et qu’il revête la primauté sur les lois nationales dans l’hypothèse d’un conflit de normes.
L’application pratique de l’une des solutions présentées dans l’arrêt sur l’adhésion de la Pologne à l’UE en tant que mesure nécessaire pour éviter un conflit frontal entre la constitution et l’ordre juridique de l’Union avait eu lieu deux semaines auparavant dans l’arrêt sur le mandat d’arrêt européen du 27 avril 2005 (P 1/05)[4]. En 1997, la constitution polonaise avait expressément prévu l’interdiction d’extrader un citoyen polonais vers tout autre état, y compris un État membre de l’UE, sans donc faire de distinction entre les pays tiers et les États membres de l’UE. Après l’adhésion de la Pologne à l’UE en 2004, un grave dilemme se présentait du fait de l’incompatibilité des règles procédurales du code pénal polonais (lesquelles avaient transposé le mécanisme du mandat d’arrêt européen dans l’ordre juridique polonais) avec la constitution, cette incompatibilité directe ne pouvant même pas être surmontée en appliquant le principe selon lequel il convient d’adopter l’interprétation la plus favorable au droit de l’Union. Ainsi, toute tentative de s’écarter de ces règles procédurales rédigées sans ambiguïté aurait conduit à un résultat contra legem, une telle interprétation n’étant pas une option admissible. Par conséquent, seule une décision de la Cour se prononçant sur l’inconstitutionnalité des dispositions transposant la décision-cadre sur le mandat d’arrêt européen pouvait permettre de remédier au problème (ajoutons que le problème de non-compatibilité avec les dispositions constitutionnelles était si évident qu’il ne nécessitait pas de poser de questions préjudicielles à la Cour de justice). En mettant en œuvre l’un des trois scénarios présentés dans l’arrêt d’adhésion en cas de conflit des normes, la Cour constitutionnelle s’est prononcée sur la non-conformité du mécanisme ainsi transposé tout en décidant dans le même temps de reporter l’entrée en vigueur de son arrêt de 18 mois[5], en signalant au parlement polonais la nécessité de modifier la constitution d’ici là. À la suite de cet arrêt, le parlement a modifié, en 2006, l’article 55 de la constitution, rendant ainsi possible l’extradition d’un citoyen polonais vers un autre État membre sur la base de la décision-cadre applicable de l’Union[6].
L’étape importante suivante dans le développement du concept de l’axiologie constitutionnelle, y compris l’identité constitutionnelle, a été marquée par la décision sur le traité de Lisbonne dans l’affaire K 32/09[7]. Dans cette affaire, la Cour constitutionnelle a tenté de définir plus clairement l’identité constitutionnelle, son importance et sa signification dans le contexte de l’intégration européenne. L’approche adoptée dans cet arrêt pour caractériser les éléments constituant la notion d’identité a mis l’accent, plus que dans l’arrêt d’adhésion, sur la question de l’importance et de l’impact du principe de souveraineté aux fins d’une interprétation adéquate des dispositions constitutionnelles portant sur le mécanisme d’intégration de la Pologne avec l’UE et les liens en découlant. Comme l’a constaté la Cour constitutionnelle, il existe des liens étroits entre la notion de l’identité nationale et l’étendue du transfert des prérogatives souveraines de l`État.
L’identité constitutionnelle est donc une notion qui délimite le champ des compétences pouvant faire l’objet d’un transfert, en en excluant les compétences dans les domaines cardinaux, qui servent de pivot à l’ordre constitutionnel de l’État et dont le transfert ne serait pas autorisé sur la base de l’article 90 de la constitution. Indépendamment des difficultés liées à la caractérisation du catalogue de telles compétences intransférables, il faut inclure, parmi les domaines couverts par l’interdiction absolue de transferts, les dispositions déterminant les principes primordiaux de la constitution et celles relatives aux droits fondamentaux qui déterminent l’identité de l’État, notamment l’obligation d’assurer la protection de la dignité humaine et des droits constitutionnels, le principe de souveraineté, la démocratie, l’État de droit, la justice sociale, le principe de subsidiarité, l’obligation d’assurer une meilleure mise en œuvre des valeurs constitutionnelles ainsi que l’interdiction de transférer le pouvoir constitutionnel et la compétence pour créer de nouvelles compétences.
Cette approche n’a en rien empêché la Cour constitutionnelle de poursuivre la ligne de raisonnement déjà esquissée dans l’arrêt sur l’adhésion en ce qui concerne l’existence d’une convergence axiologique étroite entre la constitution et le droit de l’Union, ce qui a été clairement confirmé à la lumière du traité de Lisbonne. On relève, entre autres, dans cet arrêt:
Les valeurs qui sont énoncées à travers la constitution et le traité de Lisbonne déterminent l’identité axiologique de la Pologne et de l’Union européenne. Le projet compris dans ce traité, qui est celui d’un système économique, social et politique supposant le respect de la dignité et la liberté de la personne ainsi que le respect de l’identité nationale des États membres, est totalement conforme aux valeurs fondamentales de la constitution, telles qu’elles sont confirmées dans son préambule […].
Ensuite, la Cour constitutionnelle a analysé les relations entre la notion de l’identité constitutionnelle et celle de l’identité nationale:
[…] La notion de l’identité nationale est, en droit européen primaire, l’homologue de la notion de l’identité constitutionnelle. Le traité de Lisbonne énonce à l’article 4, paragraphe 2, premier alinéa, que [l]’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles […].
L’identité constitutionnelle reste en rapport étroit avec la notion de l’identité nationale, qui comprend aussi la tradition et la culture.
Parmi les objectifs de l’Union européenne, tels qu’ils sont mentionnés dans le préambule du traité sur l’Union européenne, figure celui de satisfaire au désir d’«approfondir la solidarité entre [les] peuples dans le respect de leur histoire, de leur culture et de leurs traditions». L’idée de confirmer sa propre identité nationale en solidarité avec les autres nations, et non contre elles, constitue la base axiologique de l’Union européenne à la lumière du traité de Lisbonne».
Certes, il faut souligner qu’au cours des dix premières années qui ont suivi l’adhésion de la Pologne à l’UE, la Cour constitutionnelle était apparemment aux prises avec un dilemme concernant le conflit entre le principe de primauté de la constitution dans l’ordre juridique polonais (inscrit dans la constitution elle-même) et la nécessité de respecter le principe de primauté du droit de l’Union. En mettant fortement l’accent sur la convergence axiologique du droit de l’Union et de la constitution, la jurisprudence s’est référée en même temps au concept de l’identité constitutionnelle, lequel a été défini largement de manière à comprendre, entre autres, des éléments tels que l’ordre constitutionnel des organes de l’État, le principe de séparation des pouvoirs, les principes généraux de la constitution, les catalogues des droits fondamentaux ainsi que le statut et la compétence de la justice constitutionnelle et des cours suprêmes[8]. L’identité constitutionnelle constituait, dans le cadre de cette approche, l’expression de l’essence de la souveraineté de l’État et elle a joué un rôle primordial en ce qui concerne la détermination des limites des compétences transférées à l’Union européenne. La position de la Cour constitutionnelle était cependant très éloignée de l’idée selon laquelle un conflit potentiel entre la constitution et les traités européens pourrait conduire à la non-application ou à la dérogation d’une disposition du traité à l’égard de la Pologne. La Cour a plutôt mis en exergue la nécessité de déployer tous les efforts possibles pour trouver d’autres solutions adéquates afin de concilier le système polonais et le droit européen, y compris, le cas échéant, en introduisant des modifications indispensables dans la constitution pour atteindre cet objectif. C’est seulement dans l’hypothèse, purement théorique au demeurant, de l’impossibilité définitive d’assurer la conciliation entre la constitution et le droit de l’Union que pourrait être envisagé, conformément à la logique de la suprématie constitutionnelle, un retrait de la Pologne de l’Union européenne. Cette approche a, sans doute, été fondée sur une thèse quasi-axiomatique, tant pour les grands acteurs du système constitutionnel que pour pratiquement toute la doctrine[9], thèse selon laquelle le fonctionnement des États membres au sein de l’Union impose l’obligation pour ceux-ci d’accepter l’existence d’une union de droit ainsi que la communauté axiologique de l’UE avec toutes les conséquences en découlant.
À partir de 2016, la relation entre le droit de l’Union et la constitution, décrite
ci-dessus, a été modifiée radicalement par la jurisprudence constitutionnelle. On
peut noter que cette jurisprudence s’est développée systématiquement et parallèlement
à la politique de la majorité gouvernementale et est, dans certaines mesures, la réponse
et la conséquence de soi-disant «réformes de la justice». Ces dernières ont été dictées
par l’objectif de modifier le fonctionnement du système judiciaire et, pour le dire
franchement, pour assurer sa subordination aux directives politiques Parmi ces «réformes» du système, la plus importante concernait la Cour suprême et
notamment l’installation d’une chambre disciplinaire non prévue par la constitution
dont les membres seraient composés de personnes nommées parmi des juristes sélectionnés
en dehors de la Cour suprême. Une autre réforme fondamentale portait sur la création
du nouveau KRS (Conseil National des Magistrats) selon des procédures non-conformes
à la constitution, cette dernière prévoyant expressément, contrairement à la nouvelle
loi de réforme, que des magistrats élus par les magistrats eux-mêmes et non par les
politiciens (comme cela est désormais le cas) doivent être représentés au sein du
KRS. Cette irrégularité découlant de la composition défective et non-constitutionnelle
du KRS s’étend par conséquent à toutes les nominations des magistrats sélectionnés
sur le fondement des recommandations de cette institution (jusqu’à présent, le nombre
de nouveaux magistrats nommés par le KRS s’élève au niveau de 2000 personnes).
Cette attitude d’eurosceptique au sein au moins de certaines parties de la majorité
gouvernementale s’est nettement élargie en parallèle à la jurisprudence de la Cour
de justice portant sur le système judiciaire en Pologne (ajoutons que cette jurisprudence
a été largement reconnue par les politiciens au pouvoir comme ayant un caractère ultra vires et privée de fondement suffisant dans les traités).
La jurisprudence de la Cour sur «les affaires polonaises» s’est développée systématiquement
à partir de l’arrêt du 25 juillet 2018, LM (Minister for Justice and Equality), C-216/18
PPU. Elle vise à répondre à des renvois préjudiciels émanant de juridictions polonaises
et de juridictions d’autres Etats membres (Pays-Bas, Irlande, etc.) en relation notamment
avec l’application du mandat d’arrêt européen, mais concerne aussi des arrêts rendus
dans des procédures en manquement (notamment les arrêts de juin 2019 sur le retrait
des juges de la Cour suprême et du 15 juillet 2021 sur la chambre disciplinaire).
Parmi les décisions de la CJUE, il convient également de citer celles qui portent
sur des mesures provisoires (voir p. ex. l’ordonnance de la Cour du 16 juillet de
2021 sur la chambre disciplinaire et les procédures disciplinaires contre les magistrats).
Pour la majorité gouvernementale, la possibilité de renvoyer à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle est devenue une sorte d’«ultima ratio» pour trouver à l’égard des institutions européennes une justification pour la non-application systématique des décisions de la Cour de justice. Cette façon de procéder est devenue relativement facile du fait que la composition de de la Cour constitutionnelle s’est modifiée de manière drastique, l’ensemble de ses membres (y compris les trois juges dits «doublés») ayant été nommés par la majorité actuellement au pouvoir. Dans ces conditions spécifiques, une tendance vers une transformation du concept de l’identité et de la suprématie constitutionnelle s’est développée sans grands obstacles au sein de la Cour constitutionnelle.
Pour mieux comprendre l’approche adoptée par celle-ci dans sa jurisprudence, quatre
arrêts méritent plus particulièrement l`attention. Dans le premier d’entre eux (U
2/20) Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 20 avril 2020, U 2/20, OTK-A-2020, poz.
61.
Voir l’arrêt de la Cour de justice du 19 novembre 2019 dans les affaires jointes C-585/18,
C-624/18, C-625/18, A.K./Krajowa Rada Sądownictwa.
Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 21 avril 2020, Kpt 1/20, OTK-A-2020,
poz. 60.
Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 14 juillet 2021, P 7/20, OTK-A-2021,
poz. 49.
Voir l’ordonnance de la Cour de justice du 8 avril 2020, Commission/Pologne, C-791/19 R, EU:C:2020:277.
Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 7 octobre 2021, K 3/21.
Essayons de déterminer les caractéristiques de l’approche actuelle de la Cour constitutionnelle – à la fois au regard des prémisses adoptées dans sa jurisprudence ainsi que de certains éléments essentiels de leur contenu et des conséquences qui en résultent.
Premièrement, la Cour constitutionnelle part du principe que les prérogatives de l’État déterminées par la constitution et constituant le «noyau dur» des compétences souveraines (y compris, par conséquent, celles qui sont également des composantes de la notion d’identité constitutionnelle) ne peuvent faire l’objet d’une interprétation par la CJUE ni, partant, être subordonnées à des restrictions résultant du principe de primauté du droit de l’Union. Ces prérogatives strictes englobent, entre autres, l’ensemble de la sphère des compétences liées à l’organisation et au fonctionnement du système judiciaire. La jurisprudence de la CJUE, du fait qu’elle irait au-delà des compétences de l’UE conférées par le traité d’adhésion, ne saurait être considérée comme contraignante pour la République de Pologne.
Une bonne illustration de ce raisonnement est l’arrêt, du 14 juillet 2021, sur les mesures provisoires:
Les mesures provisoires imposées à la République de Pologne […] empiètent clairement de manière significative sur le domaine de la réglementation constitutionnelle, violant ainsi l’identité constitutionnelle polonaise, dont le pouvoir judiciaire est une partie immanente». C’est pour cette raison que la Cour constitutionnelle a constaté dans le dispositif de l’arrêt que «l’article 4, paragraphe 3, du traité UE au titre duquel la CJUE impose des obligations ultra vires […] en émettant des mesures provisoires relatives au système et à la compétence des tribunaux polonais […] est inconstitutionnel.
Deuxièmement, la Cour constitutionnelle est, selon cette interprétation, le seul garant
de l’identité de la constitution et de sa primauté, si bien que, dans ces matières
couvertes par la primauté de la constitution, il n’y a ni possibilité ni nécessité
de développer un dialogue judiciaire entre la CJUE et la Cour constitutionnelle. Cette
dernière se positionne ainsi en tant que «juridiction ayant le dernier mot». Il en
résulte que l’étendue des prérogatives exclusives de l’État souverain qui n’ont pas
été transférées à l’UE peut être déterminée par la justice constitutionnelle et non
par la jurisprudence de la Cour. Cette constatation évoque à nouveau le fameux problème
de savoir qui peut décider de l’étendue de la compétence, en allemand Kompetenz-Kompetenz Ce problème a été surtout discuté dans la doctrine constitutionnelle allemande. Dans ce cas, le point de référence pour la Cour suprême était l’arrêt de la Cour de
justice du 19 novembre 2019, A.K./Krajowa Rada Sądownictwa, aff. jointes C-585/18, C-624/18 et C-625/18, EU:C:2019:982.
Troisièmement, le principe de primauté de la constitution et de protection de l’identité constitutionnelle peut constituer directement une base légale suffisante pour justifier le refus d’interpréter et d’appliquer des dispositions du droit de l’Union (y compris les traités européens). C’est sur ce fondement que la Cour constitutionnelle a jugé expressis verbis – pour la première fois dans l’histoire de l’UE – que plusieurs dispositions du Traité sur l’Union européenne, telles que l’article premier (premier et deuxième alinéas), l’article 2, l’article 4, paragraphe 3, et l’article 19, paragraphe 1, sont incompatibles avec la constitution (et ne peuvent donc pas être respectées en Pologne) dans la mesure où elles privent la constitution de sa supériorité et imposent aux juridictions polonaises de respecter la jurisprudence de la CJUE d’une manière qui, dans le cadre d’une interprétation ultra vires, viole directement l’ordre constitutionnel et porte atteinte aux prérogatives souveraines de l’État qui n’ont pas été transférées à l’UE. C’est cette argumentation qui sous-tend la constatation suivante que nous trouvons dans l’arrêt du 7 octobre 2021 (K 3/21):
[…] il convient de souligner qu’il appartient à l’Union, en tant que mandataire dans le cadre de ces compétences, d’exercer celles-ci en respectant l’identité nationale et l’identité constitutionnelle des États membres, ainsi que dans les limites que lui imposent les règles de proportionnalité et de subsidiarité, ce qui ressort de l’article 4, paragraphe 2 et de l’article 5, paragraphe 1 TUE. […] Si on acceptait qu’une organisation internationale quelconque, y compris l’Union européenne et ses organes, puisse créer des normes juridiques à l’encontre de la République de Pologne en dehors des compétences qui lui ont été confiées et que ces normes puissent l’emporter non seulement sur les lois polonaises mais aussi sur la constitution, cela équivaudrait à ce que la Pologne perde sa souveraineté.
Quatrièmement, la Cour constitutionnelle a remis en question le rôle de la CJUE en tant qu’organe dont les décisions doivent être respectées de manière contraignante dans tous les États membres. Cette position a été exprimée de façon très claire et directe dans l’arrêt Kpt 1/20 du 21 avril 2020 sur les limites de l’interprétation et de l’application de droit de l’Union par la juridiction suprême:
[…] La Cour suprême, utilisant le système des demandes de décision préjudicielle prévu dans le traité, a agi en violation et en abus de ce système, si bien qu’«il était également juridiquement incorrect d’invoquer l’obligation d’exécuter directement l’arrêt de la CJUE» en contournant l’ordre constitutionnel polonais […]. Un arrêt de la CJUE qui ne trouve pas de base de compétence dans les traités en ce qui concerne l`organisation du système judiciaire des États membres ne peut être reconnu par la Cour suprême pour prendre des actions dans des domaines relevant de la compétence constitutionnelle exclusive […].
Dans l’arrêt du 7 octobre 2021 sur le Traité sur l’Union européenne (K 3/21), nous
trouvons aussi une sorte de mise en garde contre la CJUE, en écho au fameux arrêt
Solange 1 de la Cour constitutionnelle allemande Arrêt de la Cour constitutionnelle allemande du 29 mai 1974, 2 BvL 52/71, Recueil
BVerfGE 37, p. 271.
[…] si la pratique de l’activisme progressif de la CJUE se poursuit, notamment, en
empiétant sur le domaine des compétences exclusives des États membres, la Cour [constitutionnelle]
n’exclut pas de pouvoir se prévaloir de ces compétences pour effectuer un examen direct
de la compatibilité des arrêts de la CJUE avec la constitution polonaise, ce qui pourrait
amener à supprimer ces arrêts du régime juridique polonais Arrêt de la Cour constitutionnelle du 7 octobre 2021, K 3/21, point 23.
Il en découle qu’avec cette approche, la Cour constitutionnelle a entendu s’attribuer des prérogatives arbitraires et discrétionnaires pour déterminer l’étendue de la compétence de la CJUE pour interpréter le droit de l’Union à l’égard de l’ordre juridique polonais d’une manière qui ne laisse ni la possibilité ni l’espace nécessaire pour un dialogue juridictionnel et pour une coopération loyale.
Cinquièmement, s’il n’y a pas de doute que cette approche de la jurisprudence polonaise
constitue une véritable révolte à l’égard de l’ordre juridique européen, il semble
encore plus paradoxal que, pour la Cour constitutionnelle, cette même approche ne
contredit pas l’appartenance de la Pologne à l’Union. Autrement dit, accepter cette
«nouvelle philosophie juridique» ne constituerait en rien un obstacle au fonctionnement
de l’UE ni même au maintien de ses principes fondamentaux. Nous trouvons ces constatations
par exemple dans l’arrêt, du 14 juillet 2021, sur les mesures provisoires Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 14 juillet 2021, P 7/20, OTK-A-2021,
poz. 49.
Les valeurs énumérées à l’article 2 TUE revêtent une importance axiologique, mais ne constituent pas des règles de droit. Le système judiciaire des États membres ne relève pas du champ de l’identité constitutionnelle commune, dans la mesure où ceux-ci emploient des solutions divergentes en matière de nomination des juges. La règle de l’État de droit (rule of law) n’impose aucune manière concrète pour nommer les juges, mais exige l’impartialité et l’indépendance de ceux-ci. L’impartialité des juges n’est pas inextricablement liée à la manière dont ils ont été nommés et ne saurait être examinée ni ex ante ni in gremio, à savoir, ni avant que soit pris l’acte concret de nomination d’un juge ni à l’égard de l’ensemble des juges. L’impartialité du juge s’apprécie dans le cadre d’une affaire particulière sur laquelle il se prononce. La constitution de la République de Pologne, à l’instar des constitutions antérieures, formule le cadre des garanties légales d’impartialité des juges. Ces standards constitutionnels ne peuvent pas être remplacés par des indices interprétatifs de la CJUE.
Ce jeu spécifique pratiqué par la Cour constitutionnelle sur les instruments juridiques
conduit à transformer les valeurs et les principes de l’UE en une «feuille de vigne»
qui obscurcit la réalité de manière à permettre à cette Cour de se prononcer unilatéralement
sur ces valeurs et dénier en pratique la possibilité de continuer le dialogue. Il
en découle que le raisonnement de la Cour constitutionnelle conduit directement à
priver de toute valeur normative l’article 2 TUE en laissant à la justice constitutionnelle
un champ illimité pour déterminer de manière discrétionnaire le contenu du fondement
axiologique de l’UE. Cela explique pourquoi, dans cette perspective, même les critères
relatifs à l’impartialité et l’indépendance des juges, qui sont au centre des garanties
assurant le fonctionnement de l’État de droit et qui ont été déterminés par la Cour
de justice, peuvent faire l’objet d’une «interprétation souveraine» de la part de
la Cour constitutionnelle C’est pour cette raison que la Cour constitutionnelle a constaté que les mesures provisoires
ordonnées par la Cour de justice au sujet de l’organisation de la justice en Pologne
violent directement l’identité constitutionnelle polonaise (arrêt du 14 juillet 2021,
P 7/20, point 6.8).
Il convient d’ajouter que la philosophie de la Cour constitutionnelle relative à l’article
2 TUE s’oppose directement et en plusieurs éléments à l’argumentation de la CJUE présentée
exhaustivement dans les récents arrêts rendus par l’Assemblé plénière le 16 février
2022 dans les affaires Hongrie/Parlement et Conseil (C-156/21, EU:C:2022:97) et Pologne/Parlement et Conseil (C-157/21, EU:C:2022:98). Voir surtout les passages sur l’identité constitutionnelle
des États membres par rapport à l’identité de l’UE en tant qu’ordre juridique autonome
(points 232 en ce qui concerne le premier arrêt et point 145 en ce qui concerne le
deuxième arrêt). À la lumière de ces constations de la Cour de justice, il n’y a pas
de doute qu’en respectant la marge de la liberté des États membres pour définir leur
propre identité constitutionnelle, il n’est ni possible ni justifié d’accepter une
approche qui conduirait à dénier des éléments essentiels des valeurs mentionnées à
l’article 2 TUE.
Il convient d’observer que la jurisprudence constitutionnelle polonaise des dernières années exposée ci-dessus est radicalement différente de la philosophie axiologique mentionnée dans la première partie de ma présentation.
Ces deux approches sont si différentes qu’elles deviennent véritablement inconciliables – elles concernent, pour ainsi dire, deux réalités constitutionnelles différentes et deux méthodes fondamentalement différentes d’interprétation et d’application du droit.
La première approche est axée sur la coopération et met fortement l’accent sur les points de connexion avec l’axiologie de l’UE, la seconde est une attitude conflictuelle axée sur la collision des valeurs de manière à rejeter de facto (malgré les déclarations verbales contraires) la possibilité d’un dialogue voire la méthodologie même sur la base de laquelle un tel dialogue pourrait avoir lieu.
Il faut admettre clairement cette réalité et surtout prendre en compte le fait que
la Cour constitutionnelle, dans ses récents arrêts, a indiqué que sa jurisprudence
ne se serait pas modifiée et ne constituerait que la continuation de l’approche élaborée
précédemment dans les arrêts rendus par elle à partir de 2005. Un tel «relativisme
constitutionnel» qui vient dénier les faits de la réalité en déformant profondément
l’approche de la jurisprudence constitutionnelle admise au cours des premières années
suivant l’adhésion de la Pologne à l’UE est dangereux et risque de déformer la conscience
constitutionnelle des citoyens au moment où il devient de plus en plus évident qu’il
convient de recommencer à débattre sur l’avenir de l’Europe et les conséquences en
découlant pour les États membres Bien entendu, il faut dire qu’au début du processus d’intégration de la Pologne à
l’UE, certains arguments qui figuraient dans la jurisprudence constitutionnelle de
l’époque n’ont pas été suffisamment précis, si bien qu’ils ont laissé un espace trop
vague pour prévenir une instrumentalisation trop facile par la jurisprudence actuelle.
Au demeurant, il convient de relever qu’il n’existe pas de méthodes suffisamment efficaces
pour prévoir et prévenir de telles manipulations faites de mauvaise foi.
Le dilemme fondamental qui se pose aujourd’hui dans l’approche de l’identité constitutionnelle
adoptée par la Cour constitutionnelle dans sa jurisprudence ne réside même pas dans
le fait que la spécificité et l’importance de ce concept sont fortement mises en avant,
mais dans le fait que, dans le même temps, cette jurisprudence vise à contester l’essence
des valeurs qui composent le concept de l’identité de l’UE. Si, comme le veut la Cour
constitutionnelle, une seule partie doit décider du contenu de valeurs et de principes
pourtant partagés en commun, force serait de constater que le fondement axiologique
de l’UE n’existerait plus et que l’espace nécessaire pour l’application commune de
ces valeurs et principes prendrait fin. C’est là la différence cruciale de l’approche
adoptée par la Cour constitutionnelle dans sa jurisprudence actuelle par rapport aux
situations antérieures ayant marqué l’histoire de l’UE, dans lesquelles des tensions
étaient apparues entre la jurisprudence constitutionnelle nationale et la jurisprudence
de la CJUE Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande de mai 2020, BVerfG, Urteil des
Zweiten Senats vom 05. Mai 2020 - 2 BvR 859/15. Voir aussi l`arrêt de la Cour constitutionnelle
roumaine de juillet 2021 (n° 390/2021) en réponse à l`arrêt de la Cour de justice
du 18 mai 2021, Associatia Formul Judecatorilor din Romania, affaires jointes C-83/19, C-127/19, C-291/19, et C-355/19, EU:C:2021:393, la Cour
constitutionnelle constatant que la CJUE avait rendu cet arrêt ultra vires.
Il est, à juste titre, relevé dans la doctrine constitutionnelle polonaise Voir par exemple les publications ( Cette tendance vers la limitation de l`indépendance de la justice devient encore plus
claire après l`arrêt de la Cour constitutionnelle du 10 mars 2022 (K 6/21) dans l`affaire
sur la non-conformité avec la constitution polonaise de l`article 6 de la Convention
européenne des droits de l’homme. Dans cet arrêt, la Cour a expressément constaté
que l’«évaluation par les juges nationaux et par la Cour européenne des droits de
l’homme de la conformité à la Convention des droits de l’homme des lois polonaises
qui régissent le système judiciaire national et de la loi sur le Conseil national
des magistrats viole la constitution». Ajoutons que cette décision elle-même reste
en contradiction claire avec la disposition de l`article 91, paragraphe 1, de la constitution,
qui permet l`application directe de la Convention des droits de l’homme par les juges
nationaux.
En conclusion, j’ai la ferme conviction que «la philosophie alternative» de l’identité
constitutionnelle exposée dans les récents arrêts de la Cour constitutionnelle n’est
pas l’expression de la position reflétée par la grande majorité du monde juridique
polonais, pas plus que celle de la majorité de la doctrine constitutionnelle et européenne
polonaise (cf., entre autres, la position des juges à la retraite de la Cour constitutionnelle Voir p. ex. la déclaration du 10 octobre 2021 des 26 juges mis à la retraite de la
Cour constitutionnelle au sujet de l`arrêt de cette même cour du 7 octobre 2021 (K
3/21, Monitor Konstytucyjny z 10 X 2021) ; voir aussi la déclaration du Conseil Supérieur
de l`Avocature Polonais contestant l`arrêt du 7 octobre 2021.
[1] |
Juge à la Cour de justice de l’Union européenne depuis le 7 octobre 2009. Ex-président de la Cour constitutionnelle polonaise de 1998 à 2006. Professeur de droit civil à l’Université de Varsovie. |
[2] |
Voir surtout l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 3 décembre 2015 [K 34/15, Dz.U (J.O.) du 16 décembre 2015, poz. 2129] qui a reconnu la non-validité de la nomination de trois nouveaux membres de la Cour à des postes déjà occupés par les membres désignés par la Diète précédente. |
[3] |
Arrêt du 11 mai 2005 K 18/04, OTK-A-2005, nr 5, poz. 49. |
[4] |
Arrêt du 27 avril 2005 P 1/05, OTK-A 2005, nr 4, poz. 42. |
[5] |
Ce mécanisme de report est directement prévu par la constitution polonaise à l’article 190, paragraphe 3. |
[6] |
Voir l’amendement constitutionnel du 8 septembre 2006. |
[7] |
Arrêt de la Cour constitutionnelle du 24 novembre 2010, K 32/09, OTK-A-2010, nr 9, poz. 108. |
[8] |
Voir surtout l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 24 novembre 2010, K 32/09, OTK-A-2010, nr 9, poz. 108 sur le traité de Lisbonne. |
[9] |
La doctrine polonaise a accepté largement p.ex. le concept dit de «multi-centrisme
de l’ordre juridique» qui vise à respecter la coexistence de deux ordres juridiques
(européen et constitutionnel), chacun d’eux ayant son acte de «base de référence»
pour le contrôle hiérarchique de légalité ( |
[10] |
Parmi ces «réformes» du système, la plus importante concernait la Cour suprême et notamment l’installation d’une chambre disciplinaire non prévue par la constitution dont les membres seraient composés de personnes nommées parmi des juristes sélectionnés en dehors de la Cour suprême. Une autre réforme fondamentale portait sur la création du nouveau KRS (Conseil National des Magistrats) selon des procédures non-conformes à la constitution, cette dernière prévoyant expressément, contrairement à la nouvelle loi de réforme, que des magistrats élus par les magistrats eux-mêmes et non par les politiciens (comme cela est désormais le cas) doivent être représentés au sein du KRS. Cette irrégularité découlant de la composition défective et non-constitutionnelle du KRS s’étend par conséquent à toutes les nominations des magistrats sélectionnés sur le fondement des recommandations de cette institution (jusqu’à présent, le nombre de nouveaux magistrats nommés par le KRS s’élève au niveau de 2000 personnes). |
[11] |
Cette attitude d’eurosceptique au sein au moins de certaines parties de la majorité gouvernementale s’est nettement élargie en parallèle à la jurisprudence de la Cour de justice portant sur le système judiciaire en Pologne (ajoutons que cette jurisprudence a été largement reconnue par les politiciens au pouvoir comme ayant un caractère ultra vires et privée de fondement suffisant dans les traités). |
[12] |
La jurisprudence de la Cour sur «les affaires polonaises» s’est développée systématiquement à partir de l’arrêt du 25 juillet 2018, LM (Minister for Justice and Equality), C-216/18 PPU. Elle vise à répondre à des renvois préjudiciels émanant de juridictions polonaises et de juridictions d’autres Etats membres (Pays-Bas, Irlande, etc.) en relation notamment avec l’application du mandat d’arrêt européen, mais concerne aussi des arrêts rendus dans des procédures en manquement (notamment les arrêts de juin 2019 sur le retrait des juges de la Cour suprême et du 15 juillet 2021 sur la chambre disciplinaire). Parmi les décisions de la CJUE, il convient également de citer celles qui portent sur des mesures provisoires (voir p. ex. l’ordonnance de la Cour du 16 juillet de 2021 sur la chambre disciplinaire et les procédures disciplinaires contre les magistrats). |
[13] |
Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 20 avril 2020, U 2/20, OTK-A-2020, poz. 61. |
[14] |
Voir l’arrêt de la Cour de justice du 19 novembre 2019 dans les affaires jointes C-585/18, C-624/18, C-625/18, A.K./Krajowa Rada Sądownictwa. |
[15] |
Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 21 avril 2020, Kpt 1/20, OTK-A-2020, poz. 60. |
[16] |
Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 14 juillet 2021, P 7/20, OTK-A-2021, poz. 49. |
[17] |
Voir l’ordonnance de la Cour de justice du 8 avril 2020, Commission/Pologne, C-791/19 R, EU:C:2020:277. |
[18] |
Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 7 octobre 2021, K 3/21. |
[19] |
Ce problème a été surtout discuté dans la doctrine constitutionnelle allemande. |
[20] |
Dans ce cas, le point de référence pour la Cour suprême était l’arrêt de la Cour de justice du 19 novembre 2019, A.K./Krajowa Rada Sądownictwa, aff. jointes C-585/18, C-624/18 et C-625/18, EU:C:2019:982. |
[21] |
Arrêt de la Cour constitutionnelle allemande du 29 mai 1974, 2 BvL 52/71, Recueil BVerfGE 37, p. 271. |
[22] |
Arrêt de la Cour constitutionnelle du 7 octobre 2021, K 3/21, point 23. |
[23] |
Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 14 juillet 2021, P 7/20, OTK-A-2021, poz. 49. |
[24] |
C’est pour cette raison que la Cour constitutionnelle a constaté que les mesures provisoires ordonnées par la Cour de justice au sujet de l’organisation de la justice en Pologne violent directement l’identité constitutionnelle polonaise (arrêt du 14 juillet 2021, P 7/20, point 6.8). |
[25] |
Il convient d’ajouter que la philosophie de la Cour constitutionnelle relative à l’article 2 TUE s’oppose directement et en plusieurs éléments à l’argumentation de la CJUE présentée exhaustivement dans les récents arrêts rendus par l’Assemblé plénière le 16 février 2022 dans les affaires Hongrie/Parlement et Conseil (C-156/21, EU:C:2022:97) et Pologne/Parlement et Conseil (C-157/21, EU:C:2022:98). Voir surtout les passages sur l’identité constitutionnelle des États membres par rapport à l’identité de l’UE en tant qu’ordre juridique autonome (points 232 en ce qui concerne le premier arrêt et point 145 en ce qui concerne le deuxième arrêt). À la lumière de ces constations de la Cour de justice, il n’y a pas de doute qu’en respectant la marge de la liberté des États membres pour définir leur propre identité constitutionnelle, il n’est ni possible ni justifié d’accepter une approche qui conduirait à dénier des éléments essentiels des valeurs mentionnées à l’article 2 TUE. |
[26] |
Bien entendu, il faut dire qu’au début du processus d’intégration de la Pologne à l’UE, certains arguments qui figuraient dans la jurisprudence constitutionnelle de l’époque n’ont pas été suffisamment précis, si bien qu’ils ont laissé un espace trop vague pour prévenir une instrumentalisation trop facile par la jurisprudence actuelle. Au demeurant, il convient de relever qu’il n’existe pas de méthodes suffisamment efficaces pour prévoir et prévenir de telles manipulations faites de mauvaise foi. |
[27] |
Voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande de mai 2020, BVerfG, Urteil des Zweiten Senats vom 05. Mai 2020 - 2 BvR 859/15. Voir aussi l`arrêt de la Cour constitutionnelle roumaine de juillet 2021 (n° 390/2021) en réponse à l`arrêt de la Cour de justice du 18 mai 2021, Associatia Formul Judecatorilor din Romania, affaires jointes C-83/19, C-127/19, C-291/19, et C-355/19, EU:C:2021:393, la Cour constitutionnelle constatant que la CJUE avait rendu cet arrêt ultra vires. |
[28] |
Voir par exemple les publications ( |
[29] |
Cette tendance vers la limitation de l`indépendance de la justice devient encore plus claire après l`arrêt de la Cour constitutionnelle du 10 mars 2022 (K 6/21) dans l`affaire sur la non-conformité avec la constitution polonaise de l`article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans cet arrêt, la Cour a expressément constaté que l’«évaluation par les juges nationaux et par la Cour européenne des droits de l’homme de la conformité à la Convention des droits de l’homme des lois polonaises qui régissent le système judiciaire national et de la loi sur le Conseil national des magistrats viole la constitution». Ajoutons que cette décision elle-même reste en contradiction claire avec la disposition de l`article 91, paragraphe 1, de la constitution, qui permet l`application directe de la Convention des droits de l’homme par les juges nationaux. |
[30] |
Voir p. ex. la déclaration du 10 octobre 2021 des 26 juges mis à la retraite de la Cour constitutionnelle au sujet de l`arrêt de cette même cour du 7 octobre 2021 (K 3/21, Monitor Konstytucyjny z 10 X 2021) ; voir aussi la déclaration du Conseil Supérieur de l`Avocature Polonais contestant l`arrêt du 7 octobre 2021. |
Biernat, St. and Łętowska, E. (2021). This was not just another ultra vires judgment! Verfassungsblog [blog], 27-10-2021. Available in: https://bit.ly/3NqBxAB. |
|
Łętowska, E. (2005). Multicentryczność systemu prawa i wykładnia jej przyjazna. In L. Ogiegło, W. Popiołek, et M. Szpunar (reds). Rozprawy prawnicze. Księga pamiątkowa Profesora Maksymiliana Pazdana (pp. 1612). Cracovie: Kraków Zakamycze. |
|
Łętowska, E. (2021). The Honest (though embarrassing) coming-out of the Polish Constitutional Court. Verfassungsblog [blog], 29-11-2021. Available in: https://bit.ly/3tlppJ7. |